Réflexion initiale

Mon projet, Deha Vānī (La Parole du Corps), produit par Le Fresnoy, Studio national des arts contemporains en 2014, montrait la traversée d’une expérience archaïque permise par un rituel, inscrite dans la communauté, dans lequel la parole et les mots reçus sont la condition de la transformation, du processus de libération et de guérison.

« L’expérience intérieure » incarnée, celle qui engage le corps, est au coeur de ma démarche d’artiste dont la danse a été le déclencheur.

J’ai été amené à approffondir les différences entre schéma corporel, image du corps et “image inconsciente du corps” (concept développé par la psychanalyste Françoise Dolto), dans la construction du psychisme.

Mon projet de 2ème année, produit dans le cadre du Fresnoy, s’inscrit dans la continuité, entre autre, de ces préoccupations au regard des nouvelles technologies.

Se préoccuper des nouvelles technologies, c’est se préoccuper de la technique. Se préoccuper de la technique dans son actualité et dans son devenir. De la technique et de ses modes de production. De la technique telle qu’elle s’inscrit dans la construction du monde, de notre rapport à l’autre, de notre rapport au corps.

De ce fait, il me semble important et sain de questionner notre lien de dépendance à la technique et de reconnaitre une forme d’aliénation complexe à une sorte d’idéologie  « technicienne ». L’idée n’est pas d’argumenter contre la technique mais d’avancer avec ce minimum de conscience critique.

Pour penser ces questions, il est d’actualité de se référer au travail de Jacques Ellul, que Simondon considérait comme étant un des premiers penseurs de la technique au XXe siècle, et dont quelques ouvrages viennent d’être ré-édités. Ellul part de l’oeuvre de Marx pour articuler ce qu’il considère, en 1954, comme un changement de statut de la technique. Il affirme que :

Elle a cessé d’être ce qu’elle était depuis toujours, « un vaste ensemble de moyens assignés chacun à une fin ». Elle s’est transformée en « milieu environnant à part entière », elle est devenue un phénomène autonome qui échappe de plus en plus au contrôle de l’homme et fait peser sur lui de nombreuses déterminations. Car, sans en avoir conscience et sans qu’il puisse le reconnaître, l’homme l’a sacralisée.

Synthèse tirée de : Jacques Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle, 1954. 3e édition, Economica, 2008

En 1973, Ellul poursuit :

«[La société technicienne]ne correspond pas à la société industrielle arrivée à un certain stade de développement, elle est autre chose. (…) La société industrielle implique la croissance des machines (car celles-ci constituent la garantie d’un surcroît d’efficacité constant). Or, pour servir les machines, il faut une main-d’œuvre ouvrière. La véritable force productrice de valeur, comme l’a démontré Marx, c’est le travail humain, lequel permet aux machines de fonctionner. [Mais à présent,] tout ceci n’est plus vrai : le lien entre les secteurs d’activité, c’est maintenant l’information. Tout repose sur les réseaux d’information et non plus sur les circulations de marchandises. [Grâce à] l’automatisation et l’informatisation, les machines peuvent fonctionner sans intervention humaine. À partir de ce moment, ce n’est plus le travail humain qui est créateur de la valeur mais le perfectionnement technique. »

Jacques Ellul, Changer de révolution. L’inéluctable prolétariat, 1982, Seuil, p. 41

Ce positionnement visionnaire, est à mettre en contre-point du mouvement trans-humanisme qui prône l’avènement du « post-humain » par l’usage des sciences et des techniques en améliorant les caractéristiques physiques et mentales des êtres humains, au nom du bien être et de la disparition de la souffrance et de la mort. Ce mouvement, composé d’intellectuels et de scientifiques, se dit héritier des penseurs des Lumières et donc de la Raison, et souhaite le devenir purement technique de l’homme et du monde, pour son “bien être”.

Il est d’autant plus important d’avoir conscience de ce courant qu’il est désormais massivement financé par Google (dont la capitalisation dépasse déjà celui d’un état) dont l’objectif est de concrétiser les idées qui y sont véhiculées.

Je dois dire que je me méfie des penseurs ne prônant que la raison et la « transcendance » de l’homme par la technique. Je ne peux m’empêcher de penser qu’au nom de la Raison et de la Science, au nom d’une race censée être supérieure, on a justifié et engagé la Shoah, l’extermination systématique de tout un peuple.

Je m’inquiète de la place accordée au corps et à l’Humain au sein de cette vision. Que se passera-t-il lorsque, au nom de notre bien-être et de notre santé, chaque partie de nos corps deviendra un « device » qu’il faudra acheter pour être plus performant, qu’il faudra le remplacer parce qu’il sera obsolète. A quoi ressembleront nos corps ? A quoi ressembleront nos relations ?

Nos corps ne seraient-ils vraiment qu’une accumulation d’interactions biotechniques complexes à réguler ? Des films de fictions, souvent venus d’Hollywood, ont illustré plus ou moins bien ces dérives comme Repo-man, Surogates ou Robocop sur la fusion corps-machine, en abordant des problématiques éthiques et politiques.

Très bientôt, The Prentender Project permettra de vivre la vie d’un autre par procuration à travers l’Occulus Rift. Il est inspiré par « l’effet Proteus », concept développé par Yee & Bailenson sur le processus d’identification à un avatar virtuel. Si le projet s’aborde avant-tout sous l’angle de la ludification des expériences de vie, il n’est pas sans évoquer le film Surrogates dans lequel, les corps de robots viennent se substituer au corps de l’homme (plus parfait, plus solide, etc…), sous prétexte de son bien être et de sa sécurité, pour palier à son angoisse de mort.

Encore plus actuel, et qui risque de bouleverser beaucoup de choses : Apple et Google viennent de lancer respectivement Healthbook et Googlefit. Ce lancement s’inscrit dans un moment de multiplication des capteurs d’activité dont le but est de récolter un maximum d’informations sur l’activité biologique de l’homme au quotidien. C’est aussi dans cette perspective que Google vient de signer un partenariat avec Novartis pour son projet de « lentille intelligente » qui intégrera un capteur de taux de sucre dans le sang. La santé est le nouvel Eldorado de la collecte d’informations enrobée dans de belles interfaces de “ludification”. Le court-métrage Sight, d’Eran May-raz et Daniel Lazo (visible sur Vimeo) en imagine de terribles dérives.

Néanmoins, il me vient l’envie de lire L’intrus de Jean-Luc Nancy, méditation autour de sa greffe du coeur, comme une possible respiration humanisante, posant la question du corps, de la technique, mais aussi de la place de l’autre.

Le mythe prométhéen est un bon support de réflexion à ces questions, notamment à travers la relecture de Prométhée Enchaîné d’Eschyle. Car ce qu’offre justement Prométhée aux humains, ceux sont les arts et la technique, à travers le feu. Par ailleurs, le mythe trouve son équivalent un peu partout dans le monde.

Cette idée d’un corps technologique totalement reconstitué, comme l’est par exemple ce « Robocop », me renvoie à une partie particulière de ce mythe :

Après avoir créé l’homme à partir d’eau et de terre, et lui avoir donné le « feu sacré », Prométhée se fait punir par Zeus qui, furieux d’avoir été volé, ordonne qu’on l’attache à un rocher dans les montagnes, où un rapace vient lui dévorer le foie chaque jour. Son foie repoussant chaque nuit, il est condamné à une souffrance infinie.

Mais il me renvoie également à autre chose d’étrange. Je pense aux expériences d’initiation chamaniques rapportées par Mircea Eliade dans son ouvrage Chamanisme ou les techniques de l’extase, et dans lequel le futur chaman en rêve ou hallucination, parfois à travers la maladie, se fait découper, dévorer puis remplacer chaque partie de son corps par différents esprits.

Eliade y écrit :

«(…) toutes les expériences extatiques qui décident de la vocation du futur chaman comportent le schéma traditionnel d’une cérémonie d’initiation : souffrance, mort et résurrection. Vue sous cet angle, n’importe quelle « maladie-vocation » remplit le rôle d’une initiation car les souffrances qu’elle provoque correspondent aux tortures initiatiques, l’isolement psychique d’un « malade choisi » est le pendant de l’isolement et de la solitude rituelle des cérémonies initiatiques, l’imminence de la mort connue par le malade (agonie, inconscience, etc.) rappelle la mort symbolique figurée dans la majorité des cérémonies d’initiation.(…) Certaines souffrances physiques trouveront leur traduction précise sous la forme d’une mort (symbolique) initiatique comme par exemple le morcellement du corps du candidat (= malade), expérience extatique qui peut se réaliser soit grâce aux souffrances de la « maladie-vocation », soit par certaines cérémonies rituelles, soit, enfin, dans les rêves.(…) Dans tous ces exemples, nous rencontrons le thème central d’une cérémonie d’initiation : dépècement du corps du néophyte et renouvellement des organes ; mort rituelle suivie d’une résurrection et d’une plénitude mystique.»

Mircea Eliade, Chamanisme ou les techniques de l’extase, Edition Payot 2007, p.44 et 48

Je fais, par jeu de libre association, un parallèle entre ce que j’imagine d’un corps morcelé en élément technologique (« Robocop ») et ces expérience extatiques. Contrairement à la pensée trans-humaniste, qui souhaite éradiquer la mort (certes physique), on peut observer que dans la culture chamanique, la mort, le découpage, la résurrection sont des expériences intérieures symboliques encadrées par le rituel au sein d’une communauté qui puisse les reconnaitre. Ils sont des passages nécessaires au devenir du chaman. Faire l’expérience de la mort à travers la maladie est aussi ce qui va construire son humanité.

Cette association me permet de me questionner sur ce que deviendrait notre psychisme,   notre rapport au corps, notre Humanité, notre relation à l’autre, si nous évacuons l’expérience de la mort, de la maladie, de la souffrance, comme le réclame le trans-humanisme, et dans la direction dans laquelle nous semblons nous diriger. Et cette question : qu’est-ce que l’incarnation ?

Je suis convaincu que la traversée intérieure d’expériences archaïques, permises par des rituels dont nous avons ensemble à perpétuellement ré-inventer les formes, est une composante structurante et humanisante pour soi mais aussi pour la communauté. Celle de l’Humanité.

C’est autour de ces réflexions et inquiétudes que se construira mon projet de deuxième année. Ce n’est pas un combat contre la technologie, je sais que je suis pris dans son usage. C’est une position d’alerte que je souhaite garder et qui me semble nécessaire dans mon positionnement artistique.

 

David Ayoun, juillet 2014

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